La tyrannie des indignés
La susceptibilité généralisée menace les sociétés libres.
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«L’air du temps n’est pas propice à la liberté de ton» concède Patrick Chappatte, dessinateur mondialement reconnu, suite à une nouvelle polémique liée à un dessin de presse. Au lieu de soutenir son dessinateur suite à un «shitstorm» sur les réseaux sociaux, la rédaction du quotidien Le Monde a préféré s’excuser. En réagissant de la sorte, le journal a provoqué la démission de son dessinateur. Importation américaine, illustrée par la décision du New York Times de cesser toute collaboration avec des dessinateurs de presse, cette culture de l’indignation et de l’excuse s’est depuis largement propagée dans la sphère francophone.
Le dessin de presse est en crise. Sorti sonné de l’attaque terroriste meurtrière contre Charlie Hebdo en 2015 et des ravages du fondamentalisme islamiste, le dessin de presse continue de faire face à des vents contraires. Aujourd’hui, l’opposition ne se limite plus aux religieux mais réunit les défenseurs d’un nouveau communautarisme au service des minorités. Ils s’indignent et prennent le fait de se sentir heurtés par un dessin comme une attaque personnelle et un danger pour leur groupe social. Ils sont actifs sur les réseaux sociaux qui donnent une ampleur excessive à ces réactions obscurantistes.
Le constat est inquiétant. Nos libertés, même celles que l’on croyait acquises à jamais, sont remises en cause. Toute société qui croit à la liberté doit admettre que ce primat a un prix, celui d’être potentiellement blessé par l’avis d’autrui. En souhaitant faire disparaître ces aspérités qui caractérisent les sociétés libres, les défenseurs des minorités admettent qu’ils font peu de cas de l’opinion d’autrui. Derrière ces polémiques, futiles à première vue, se joue donc notre capacité collective à accepter la complexité de nos rapports sociaux et d’en discuter, sans censurer.
En rachetant le «Nebelspalter», Markus Somm a rappelé que le dessin satirique existait également en Suisse allemande. Le lancement de leur nouvelle plateforme a donné, dès les premiers jours, une magnifique illustration de ce phénomène de susceptibilité généralisée, qui préfère s’indigner au lieu de réfléchir. Un dessin de presse publié par l’ancienne équipe en charge du journal – qui était plutôt de gauche – a été dénoncé pour son racisme supposé, alors même que l’auteur souhaitait se moquer… des racistes! Cette histoire démontre toute la complexité d’un dessin de presse et des interprétations que cette forme d’expression permet. Plus que d’autres contenus, le dessin de presse nécessite une collaboration avec l’esprit critique des citoyens, qui doivent l’interpréter et le mettre dans un contexte. La disparition de cet art serait une défaite collective désespérante pour nos sociétés qui voyaient les citoyens comme des êtres capables de discernement.